Ha ma fille, comment te décrire ces moments heureux entre tous, quand arrivaient ces lettres tant attendues ?
Au fil des mois, c’était devenu un rituel, tous les mardis, je recevais une grande enveloppe.
Chaque membre de la famille m’envoyait un mot.
Papa restait toujours très sobre et me rappelait immanquablement les préceptes de notre église.
Maman, elle, insistait plus sur le fait que je fasse honneur à notre famille et à ma bonne éducation.
Eugène envoyait la lettre du grand frère protecteur, vaguement inquiet de me savoir si loin.
Henriette était plus curieuse et me posait des tonnes de questions sur mon séjour. Mes parents lui avait proposé fut un temps de venir en Angleterre mais elle préféra continuer des études scientifiques, ce qui était courageux à l’époque. Mais, elle voulait tout savoir sur Londres, ses rues, ses curiosités, ses musées. Elle adorait la peinture, et avait une admiration sans borne pour les impressionnistes.
Charles avait un gout pour la cour d’Angleterre et me demandait si j’en avais aperçu quelques membres. Georges VI me restait inconnu. Les anglais du moins, ceux que je côtoyais en parlaient bien peu. Il régnait d’ailleurs une grande morosité sur le pays en cette année 1938.
Charles terminait toujours sa lettre par un retentissant : god save the king , que je croyais entendre en écho de Paris jusqu’à moi.
Georgette était plus futile, elle voulait tout savoir sur les élégantes, les chapeaux, les gants, les bottines, les robes et les fourreaux. Elle adorait que je lui compte en détail mes aventures anglaises et me comptais les siennes. : Ses déboires entre amies, le sourire d’un garçon dans la rue, ces petites histoires qui faisait d’elle une jeune fille en fleur.
Je lui renvoyais de longues lettres lui racontant mes quelques promenades londoniennes.
Quand l’enveloppe arrivait, je la blottissais contre mon cœur tendrement, tel un précieux trésor.
Le mardi était toujours un jour de joie et ces missives familiales me firent oublier un temps mon bel inconnu. Ce jour là, j’appris qu’Eugène s’était fiancé avec Amélie, je la connaissais vaguement. Je gardais d’elle le souvenir d’une jeune femme effacée, voire même un peu triste, en retrait. A l’époque j’avais besoin de bouger, de rire, de vivre. Je ne m’étais donc pas beaucoup intéressé à cette demoiselle un peu trop fade à mon gout.
Papa et maman bénissait une future union. Eugène semblait très heureux. Henriette trouvait Amélie un peu sotte, enfin c’est moi qui le dit, Henriette n’aurait jamais osé. Charles la trouvait jolie et Georgette s’entendait avec elle à merveille.
Je lus et relus ces lettres avec un sourire béat, tant le bonheur transparaissait en filigrane derrière chaque mot.
Je pris ma plume et répondit à chacun, offrant des nouvelles : religieuses, bien élevées, rassurantes, artistiques, royales ou frivoles selon le destinataire.
Je savais que mes parents n’auraient jamais pris la liberté de lire les lettres adressées à mes frères et sœurs. Pourtant, je ne parlai à personne de ma rencontre impromptue, de mes élans de cœur, de mon trouble.
Sans trop savoir pourquoi, je désirais que cette histoire n’appartienne qu’à moi.
Elle fut et est encore mon plus joli et terrible secret.